On s’est habitué aux images des agriculteurs qui « contrôlent » les supermarchés. On s’est habitué aux images qui montrent les agriculteurs vidant les étagères et les frigos des magasins. C’est une radicalité qui effraye. D’autant plus qu’elle n’est pas justifiée. On remplit les caddies avec des pots de miel parce qu’il n’est pas français. On remplit les caddies avec de la viande qui n’est pas française. On remplit des caddies avec des légumes parce que ce n’est pas français. On crée des dégâts dans un magasin parce qu’on n’accepte plus l’ordre libéral du marché, parce qu’on se sent victime, parce qu’on désespère dans ce monde économique où on se sent en bas de l’échelle comme éternel perdant. L’agriculteur se sent perdu.
L’agriculture n’est pas homogène. Les grandes exploitations de plusieurs centaines d’hectares ne sont que rarement concernées. Ce sont majoritairement les agriculteurs d’exploitations familiales qui ont toute raison de craindre pour leur existence. Leurs actions effrayent, venant d’une situation de révolte. La révolte s’exprime au salon de l’agriculture, normalement la grande fête de l’agriculture où une profession montre sa fierté. Cette année on y détruit un panneau de l’Union Européenne, accusée de beaucoup de maux mais en même temps le financier sans lequel les fermes familiales seraient mortes. Cette année on lutte contre les CRS. Cette année on crie, on demande la destitution du président Macron et sa démission. Des images télé qui font le tour du monde.
Ces actions sont possiblement compréhensibles, mais sont-elles légales? Le procureur de la République de Coutances évite une réponse claire à cette question. Il faut des preuves, il faut connaître les agriculteurs en action, il faut une plainte. Et : il accepterait plutôt ces actions que des blessés dans des actions des forces de l’ordre. Le préfet de la Manche parle de « désordre contrôlé ». Et le colonel de la gendarmerie les remercie pour leur soutien de sa stratégie. La vraie réponse est indirecte. L’entreprise qui tient un magasin visité par des agriculteurs dans la Manche avait porté plainte. Avant d’en faire une affaire judiciaire, le syndicat des agriculteurs a payé les dégâts causés par la visite. L’entreprise a ensuite retiré sa plainte.
On comprend le sentiment des agriculteurs. Mais est-ce que cela change quelque chose dans la situation en soi ? Les Espagnols font de leurs plantations de tomates et d’oranges des usines sous serre et vendent les produits partout en Europe. Les Hollandais maitrisent le marché des fleurs et sont les plus performants pour économiser de l’énergie. Après la réunification il y 30 ans les Allemands ont gardé les vastes fermes communistes créées par des expropriations dans l’ancienne zone d’occupation soviétique. Ils ont industrialisé leur agriculture. Dans les Ardennes ils achètent le lait des agriculteurs français. La France de son côté exporte les produits dérivés du lait comme le beurre et le fromage et le poudre de lait plus du vin pour ne citer ces groupes de produits agricoles. C’est cela le sens de l’Union Européenne, qui dépense des milliards pour sa souveraineté alimentaire.
Est-ce que cela a un sens de détruire des produits d’un autre pays alors qu’on y exporte ses propres produits? Est-ce que c’est logique d’accepter neuf milliards d’Euros de l’Union Européenne, de l’accuser de tous les maux dont l’agriculteur français souffre, de refuser des importations européennes et de détruire un panneau de l’Union Européenne dans le salon de l’agriculture à Paris? Pourquoi accuse-t-on les autres pays en Europe de concurrence déloyale ? Pourquoi n’accepte-t-on pas que d’autres pays en Europe soient aussi souverains que la France avec des méthodes peut-être plus performantes ? Et enfin : pourquoi l’agriculture française est-elle moins compétitive que l’agriculture de ses pays voisins ?
Et si on commençait à regarder les raisons à l’intérieur de la France. Si on regardait la situation fiscale, la situation des héritages, la situation des normes que la France superpose aux directives européennes et le souhait politique d’être le numéro un dans la réalisation des normes environnementales ? Si enfin on regardait une administration qui « s’amuse » à inventer toujours de nouveaux formulaires ? La soi-disante « paperasse « fait de l’agriculteur le bras prolongé des fonctionnaires dans les ministères. Il y a beaucoup de raisons pour travailler d’abord à l’intérieur du pays avant d’accuser le monde « de concurrence déloyale ».
Il y a pourtant des moyens pour remédier à cette situation. La loi EGalim (voir l’explication dans le premier article du Dossier, du 18/02/2024) permet aux agriculteurs – les incite même – à se grouper pour imposer leur prix. En même temps ils reprochent aux coopératives de leur infliger leurs lois. Est-ce que les coopératives n’ont pas été fondées pour mieux commercialiser les produits agricoles et pour en faire profiter les agriculteurs? Qu’est-ce qui s’est passé pour que l’agriculteur perde le pouvoir à l’intérieur de ses coopératives?
Cette loi, qu’on va encore durcir, est un exemple pour une France qui n’aime pas le mot « libéral » et qui veut tout réguler. Croire que des centrales d’achat européennes contournent la loi Egalim et vouloir punir les entreprises françaises qui y participent se dévoile comme pure populisme. Une telle action échouera au plus tard devant la Cour de Justice de l’Union Européenne comme entrave aux principes du Marché Commun. Avec une telle action le gouvernement français empêche les entreprises de la grande distribution de commercer en Europe et de créer des groupes d’action avec d’autres entreprises qui à la fin servent le consommateur par des prix plus bas. Mais puisqu’on a politiquement identifié les super- et hypermarchés comme raison de tous les maux de l’agriculture, l’action contre les centrales européennes est conséquentes.
Etendre la loi Egalim – qui n’a pas fait ses preuves – sur toute l’Union Européenne, comme le président Macron et le commissaire français à Bruxelles le souhaitent, semble peu probable dans une agriculture européenne où la France avec son dirigisme fait cavalier seul. Le ministre de l’agriculture – réaliste – est d’ailleurs peu convaincu que cela se réalise. Il existe une mésentente considérable entre la France et l’Europe. La PAC avait le but ( normalement atteint) que l’Europe soit souverain en alimentation. En France on souhaite que le pays soit souverain en alimentation et en plus protégé. Une contradiction dont la France a le secret dans un marché libéral européen. Il est difficile à expliquer qu’on veuille se refermer sur les produits agricoles français mais vivre en même temps des subventions, 9.3 milliards de l’Europe plus 500 millions du gouvernement français.
Pour revenir à l’alimentation : est-ce vraiment la tâche d’un gouvernement de prescrire jusqu’en détail comment une chaîne de supermarché doit mener ses actions spéciales ? On peut et on doit en douter. Et : dès qu’on touche à l’Europe avec des décrets de protection pour la France, la Cour Européenne de Justice (CEJ) les invalide pour entrave au marché libre de circulation de biens. Dernière en date : la limitation des cigarettes à importer du Luxembourg en France. Le décret du gouvernement français visant à limiter l’importation des cigarettes artificiellement de 400 à 200 par des transfrontaliers lorrains pour protéger les buralistes à Thionville et à Metz de la « concurrence déloyale » luxembourgeoise, a ensuite été invalidé par la Cour Européenne de Justice.
D’où vient cette impression d’impuissance ? D’où vient cette phrase de la « concurrence déloyale » ?
Il y a un sentiment en France qu’on se sente désavantagé au moment où dans d’autres pays on ne fait pas la même chose qu’en France. On peut avoir l’impression qu’on regarde l’Europe comme une extension de la France. Sous ce point de vue on fausse la concurrence si le salaire minimum est inférieur à celui de la France, si d’autres pays n’installent pas une taxe carbone, si dans d’autres pays on pratique une agriculture « industrielle » par rapport à l’agriculture « familiale », si dans d’autres pays des « fermes de 1.000 vaches Holstein » produisent le lait à un prix plus compétitif, si dans d’autres pays on pratique une agriculture hiérarchique où l’agriculteur produit ce qu’on lui propose, si dans d’autres pays le Glyphosate est utilisé et en France c’est interdit, etc.etc. ?
On n’aime pas trop regarder l’Allemagne dans les discussions en France. Mais jetons un court regard de l’autre côté du Rhin. Les grandes chaînes de distribution et les syndicats travaillent à ce que par exemple en Espagne dans les serres industrielles de tomates on augmente les salaires peu à peu pour arriver à une sorte de « prix minimum » possiblement indexé et qu’on y porte peu à peu plus d’attention à l’environnement. C’est difficile, c’est long, mais c’est sûrement mieux que de se plaindre d’une « concurrence déloyale ». Et de telles initiatives sont sûrement plus fructueuses que de toujours attendre tout de l’Etat et de jeter le contenu des camions espagnols sur l’autoroute.
Croire cependant qu’un « prix plancher » ou un salaire minimum au Bangladesh, en Israel, en Espagne, Roumanie, Danemark ou Maroc correspondra à celui de la France ou celui de l’Allemagne serait une erreur. Ces prix et salaires correspondent toujours à la situation des pays. Alors : la situation de la concurrence par le prix et le salaire existera toujours.
Parlons du revenu des agriculteurs. C’est
le problème de base qui n’est pas résolu
Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France.
Il faut alors agir en France, mais d’une façon intelligente. Le député de l’assemblée nationale par exemple, qui se dresse contre l’achat des vêtements peu chers en Asie par l’intermédiaire de l’internet a tout faux s’il veut protéger les fabricants français en relevant les prix par une taxe. Une taxe en France ne change rien à la situation des ouvrières en Asie. C’est une pensée classique : on crée une taxe et fait semblant d’avoir réglé un problème. En vérité rien n’est réglé.
Dans l’interview avec Appolinaire de Malherbe sur la chaîne BFMTV, Michel Biero, directeur Achat et Marketing de Lidl France, a présenté un paquet de plusieurs centaines de pages régulant les relations entre l’agriculture, l’industrie de transformation et le commerce. 15 juristes de son entreprise s’en occupent pour ne constater que des contradictions et une opacité de l’œuvre. De l’autre un contrat de quatre pages entre son entreprise et une entreprise de transformation d’aliments. Il propose : « Parlons des revenus des agriculteurs. C’est le problème de base qui n’est pas résolu. L’agriculteur doit avoir un revenu qui lui permette de vivre décemment. Demandons aux agriculteurs de nous indiquer un prix minimum pour leurs produits comme le lait, la viande de porc et du bœuf qui les fait vivre décemment. Laissons régler le reste entre des entreprises de transformation et la grande distribution. Cette envie de vouloir régler les affaires jusque dans le détail avec des centaines de pages n’existe nulle part ailleurs en Europe. » D’après ses dires il prêche cette idée depuis des années auprès du gouvernement. Elle se trouve déjà dans la loi EGalim actuelle sans jamais être appliquée et devra se retrouver comme une « toute nouvelle idée » dans une nouvelle édition de la loi.
Michel Biero raconte des solutions simples qui seraient quand même révolutionnaires pour le système dirigiste français. Il décrit un système libéral qui permettrait de résoudre au moins le problème des revenus dans une discussion avec les acteurs du marché.
Mais il y a d’autres problèmes qu’on doit résoudre. L’agriculture française, qui reçoit tous les ans plus de neuf milliards d’Euros de la part du contribuable européen, nécessite une large restructuration. Si le ministre de l’agriculture annonce qu’on veut maintenir une structure familiale, la France ne s’en sortira pas. Statistiquement la moitié des agriculteurs avec une ferme de 69 hectares ne gagnent plus leur vie, dépendent donc des subventions. Ces agriculteurs se trouvent face à une concurrence européenne qui est restructurée, industrialisée, informatisée, spécialisée. Par rapport a cette agriculture celle de la France ne semble plus compétitive. Elle est toujours numéro un en Europe dans la quantité de production en valeur de 96 milliards d’Euros. Mais dans l’export elle est retombé à la cinquième place. Pire : elle importe presque autant qu’elle exporte. Elle n’est plus compétitive, constate un rapport du Sénat de septembre 2022, et elle n’arrive plus à obtenir la souveraineté alimentaire. Ce n’est pas grave si on se voit intégré dans un marché européen. Mais si on définit comme but « la souveraineté française dans l’agriculture » et « la préférence française », on est loin du but. (L’inforama traite ce sujet dans un prochain article). Dans cette situation l’agriculture doit alors accepter des produits alimentaires européens dans les étagères de la grande distribution française.
L’idée du président français et de son commissaire européen d’installer le dirigisme français dans les 27 pays de l’Union Européenne pourrait avoir peu de chance. L’agriculture dans ces pays a trouvé des méthodes de production et des structures modernes qui sont contradictoires à une loi EGalim. « L’ordre du désordre » pourrait être caractéristique pour la France mais nuit à la longue à son image.
Déjà paru :
- Décryptage d’un contrôle – Dossier (1), 18/02/2024 rubrique économie
- Premier bilan des contrôles – Dossier (2), 25/02/2024 rubrique économie
A paraitre:
- La firme « Ferme France » – Dossier (4)
Sources :
Loi EGalim / tv interview Edouard Leclerc / Des discussions sur BFMTV, CNEWS, LCI, Public Sénat / Les Echos / Statista / wikipedia/ conférence de presse Directeur du service général de la concurrence etc du département de la Manche / Expérience personnelle dans une exploitation familiale. / Rapports du sénat de 2021, 2022 et du 17 juillet 2023 / site « toute l’Europe » / site « vie publique » sur le site « vie de la République française » / site France Inter « vrai/faux »